La miséricorde dans l’amitié du Christ

Il n’est pas facile, le chemin de l’amitié. Quiconque a déjà construit une amitié sait qu’il est ponctué d’ornières, d’enthousiasmes et de blessures. Il en va de même pour l’amitié avec le Christ. Il est un homme qui a entendu cette parole, « Je ne vous appelle plus serviteur, je vous appelle mes amis » : c’est Saint Pierre. Il nous ressemble terriblement, Saint Pierre. Comme Saint Pierre, nous sommes des cœurs mêlés, capables du meilleur et parfois du pire, des plus grandes générosités et des plus douloureuses trahisons. Saint Pierre peut passer pour une grande gueule parfois, pour un premier de la classe d’autres fois. Sûr de lui en toutes circonstances, qui marche sur la mer ou promet à Jésus de le défendre par l’épée. Et pourtant, c’est aussi celui qui entend Jésus lui dire : « cette nuit même, avant que le coq chante, tu m’auras renié trois fois ».

Pour comprendre ce que veut dire cette phrase de l’Évangile, « Je ne vous appelle plus serviteurs [•••], je vous appelle mes amis », j’aimerais regarder avec vous un scène toute particulière de l’Évangile. Elle se passe pendant la Passion. Pierre suit donc Jésus, mais « à distance », comme parfois nous faisons en nous éloignant de Jésus. On se dit : « Bah après tout, j’aide déjà beaucoup à l’église, à quoi bon me confesser ou vivre plus la charité ? » Alors Pierre rencontre deux servantes. On ne sait rien d’elles mais qu’importe. Peut-être Pierre avait-il peur du regard des autres ? Peur de suivre Jésus jusqu’à la croix. Lui qui voulait se battre à l’épée, seul contre 10, deux heures plus tôt… maintenant, le voilà qui recule devant deux petites servantes qui lui posent une question tout innocente. C’est la glissade. Vous savez ce moment dans la vie chrétienne où l’on glisse petit à petit sur la pente du péché. On ne discerne plus grand-chose, on panique. Pierre à ce moment là n’est plus lui-même. Il va trahir Jésus par deux fois. Par deux fois il va succomber à la tentation de sa propre sécurité, de sa propre peur. Imaginez un instant, lui qui depuis 3 ans suit Jésus heure par heure… il le renie à la première difficulté. Quelle leçon pour nous. Pierre ne connaissait pas cette prière de Saint Bernard : « Si le vent des tentations se lève, si l’orage des passions se déchaîne… Regarde l’étoile, invoque Marie, si tu la suis tu ne crains rien ». 

Vous me direz quel rapport avec l’amitié avec le Christ ? C’est une affreuse trahison. Une infidélité terrible. Une chute douloureuse. Et pourtant, alors que résonne dans Jérusalem le chant du coq, voilà que Pierre va croiser un regard. Pierre va croiser le regard de l’ami. Le regard du Christ. « Le Seigneur, se retournant, posa son regard sur Pierre. Alors Pierre se souvint de la parole [•••] Il sortit et, dehors, pleura amèrement ». Nous pourrions méditer des heures sur ce regard entre Jésus et Pierre. Pierre se laisse regarder par Jésus.

Le regard de Jésus 

Ce n’était pourtant pas évident. Quand nous nous dégoûtons nous-mêmes, quand nous avons honte de notre péché, il n’est pas facile de s’exposer, même au regard de Dieu, dans notre vulnérabilité. À l’image du réflexe d’Adam qui après sa chute se cache derrière le buisson, par peur de Dieu. Pierre, lui, s’est laissé regarder. Il a pu voir tout ce que portait ce regard de Jésus : une immense tristesse et une immense tendresse. Le Seigneur souffre de nous voir abîmés, blessés, salis par le péché. Mais il souffre aussi de nous voir éprouvés par le remords, la honte et le regret amer. Il connaît nos grands désirs. Comme un ami, il souffre avec nous, il souffre de nous voir parfois si loin de ce bonheur qu’il voulait pour nous. Jésus pose d’abord sur nous un regard de tendresse. Oubliant sa souffrance, ses blessures, il souffre avec nous de la souffrance de notre cœur ; voilà l’amité véritable. Voilà la Miséricorde de notre sauveur !

Dans ce regard Pierre saisit combien l’amitié avec le Christ n’est pas un vain mot. Combien Jésus nous aime de façon inconditionnelle, au-delà même de nos mérites et de nos fautes. Au cœur de sa pauvreté, il lit dans ce regard de Jésus tout l’amour dont il est aimé. Un amour qui pardonne, relève, console et sauve. L’Évangile ajoute alors que Pierre se mit à pleurer. Bienheureux les hommes qui savent pleurer !

Oh, Pierre il avait déjà vu Jésus pardonner les autres. Zachée ou la Samaritaine par exemple. Mais il ne l’avait pas vécu. Il comprend que lui aussi a besoin d’être sauvé. Cette expérience est fondatrice. Pierre pleure et ses larmes le sauvent. Elles révèlent qu’il a compris à la fois son péché, et également l’amitié profonde du Christ pour lui. 

Au pécheur le démon suggère toujours qu’il est trop tard. Que c’est foutu. Que la miséricorde est impossible. Que nous sommes plongés dans l’abîme. « Tu n’y arriveras jamais, tu es nul, la sainteté n’est pas pour toi. » Eh bien Jésus y répond par un regard, le regard d’un ami sur son ami. Un regard plein de tendresse. « Il nous faut avoir confiance dans la miséricorde de Dieu, non pas malgré notre misère mais à cause de notre misère. C’est la misère qui attire la miséricorde » (Père d’Elbée, Croire à l’amour). 

La miséricorde nous recrée.

L’histoire ne s’arrête pas là puisque la miséricorde ne s’arrête pas là. C’est Saint Jean qui nous raconte cette scène étonnante. On imagine que Saint Pierre ne doit pas être au top. Même s’il a perçu le regard de Jésus qui pardonne, devant tous, lui le chef a trahi. Est-il encore crédible ? Est-il encore digne de quelque chose ? Et Jésus lui a pardonné, certes… mais après ? Pierre a encore un peu peur au fond de lui. C’est alors qu’à la fin du repas Jésus le prend à part. Que va-t-il advenir ? Sera-t-il rétrogradé, comme dans toute bonne entreprise ? Congédié ? Mis à pied ? En tout cas le voilà convoqué. 

Jésus est maintenant dans un face-à-face avec Pierre. Un cœur-à-cœur. Il ne revient en rien sur ce qui s’est passé. Tout a été dit. Les larmes ont coulé. Le pardon est accordé. La seule question qui vaille désormais, la seule question que Jésus pose à chaque pécheur qui regrette son péché, c’est celle-ci : « Pierre, m’aimes-tu vraiment ? » Trois fois la même question. Il ne lui demande pas de promettre que jamais plus il ne tombera. Il ne lui demande pas de s’humilier encore un peu plus. Il ne lui demande pas d’être exemplaire en tout. Non la seule question qui reste, c’est celle-ci : « M’aimes-tu vraiment ? » Au fond c’est la seule chose que le Seigneur ne puisse pas faire à notre place. Il peut nous relever de toutes nos chutes. Il peut nous rendre capables de tout ce qui nous est humainement difficile. Mais il ne peut pas choisir d’aimer à notre place. L’amour vrai laisse libre. Et l’amour seul permet tous les miracles. Si Pierre aime vraiment Jésus, alors tout devient possible. Par ce oui, Pierre permet à Jésus de réaliser son œuvre en lui. 

Ce qui me touche profondément, c’est que Jésus ne se laisse pas arrêter par la faute de Pierre. Il ne le réduit pas à cette chute, et persiste à aller chercher ce qui reste de grand et de beau en Pierre : sa générosité. En quelque sorte Jésus ranime le cœur généreux de Pierre et lui offre l’ocasion de se remettre en route. On répare le mal par le bien. 

La réponse de Pierre est magnifique. Elle peut être notre prière à chacun : « Seigneur, tu sais tout : tu sais bien que je t’aime ». Pierre a un cœur vrai. Transparent dans sa force comme dans sa faiblesse avec le Seigneur. Il ne cache rien à Jésus son ami : « Tu sais tout ». « Seigneur tu connais mes talents et mes fragilités, mes combats, mes victoires et mes défaites. Tu connais mes failles et mes blessures, et ma volonté de bien faire, de servir et d’aimer. Tu connais mes grands désirs et mes projets, mais aussi mes doutes, mes peurs et mes lâchetés. Tu sais tout cela, Seigneur. Et au cœur de tout cela, tu sais bien que je t’aime ! » (Abbé Grosjean, Être prêt). C’est la réponse la plus belle. La réponse d’un ami à un ami. 

Oui Seigneur à travers le chemin de Pierre tu nous montres ce que veut dire « Je vous appelle mes amis ». Tu nous fais comprendre qu’au-delà de toutes nos errances, c’est ton regard et notre amour pour toi qui peut nous relever. En cette messe du premier vendredi du mois, dans les larmes ou dans la joie, tu me demandes : « Est-ce que tu m’aimes ? », et je veux te répondre : « Tu sais tout, tu sais bien que je t’aime », moi qui ne peux pas vivre sans ton regard de Miséricorde.