Une rencontre qui bouleverse le monde

Il y a quelques années, j’entendais à la radio un journaliste parler avec ferveur de la Reine d’Angleterre. Il l’avait rencontrée trois fois dans sa vie… 3 fois 3 minutes, et il avait écrit des centaines de pages sur ces rencontres et sur elle. Il y a comme cela des rencontres qui marquent notre vie. Des rencontres dans l’amitié, des personnes avec qui les choses « matchent » tout de suite. Des rencontres amoureuses qui conduisent à un mariage. Mais aussi des rencontres spirituelles : j’ai été marqué par la présence de Dieu dans telle ou telle circonstance.

Ces rencontres marquent notre histoire et façonnent ce que nous sommes. Ces rencontres peuvent nous toucher au plus profond de nos vies au point que par certaines d’entre elles, le chemin de notre vie en est profondément changé. Mais toutes les rencontres et toutes les prophéties ne sont pas du même bois, ne valent pas la même chose. Saint Luc n’est pas Tolkien. L’Évangéliste ne dit rien sur les conditions du voyage de Marie à travers le pays montagneux : il n’y est question ni de ravins escarpés ni de torrents bouillonnants, et encore moins de nains, de dragons ou de Hobbits. Saint Luc ne compose pas un conte à écouter au coin du feu en faisant griller des marrons. L’histoire de la Visitation est d’un tout autre ordre.

La qualité de la rencontre 

La rencontre de ce jour ne tombe pas comme un cheveu sur la soupe. Chacune de ces femmes a vécu un chemin d’Avent. Elles ont toutes suivi la série à succès « En Avent vers Noël », en 3 épisodes, et sont les héroïnes du dernier.  Chacune d’entre elles attendait un Sauveur, désirait au plus profond d’elle-même vivre du salut de Dieu (c’était le message du premier dimanche de l’Avent). Toutes les deux ont prophétisé sous l’action de l’Esprit Saint. Elles ont annoncé à l’autre la Bonne Nouvelle du Salut : elles ont osé sortir et se bouger (c’était le deuxième dimanche de l’Avent). Enfin, toutes les deux vivent de la joie profonde de Dieu : « Comment ai-je le bonheur que la mère de mon Seigneur vienne jusqu’à moi ? » (pour rappel, dimanche dernier c’était le dimanche de la joie — Gaudete). Bref, elles ont mis leur confiance en Dieu, dans le roc inébranlable, malgré les épreuves qui ne leur ont pas manqué. Imaginez une fille de 15 ans qui tombe enceinte d’une manière mystérieuse et une vieille dame de 60 ans, stérile, avec un mari devenu muet qui vit la même chose.

Si Marie rencontre Élisabeth, et si plus profondément Jean-Baptiste rencontre l’enfant Jésus, c’est d’abord parce que leur cœur était prêt. Il peut arriver que l’on vienne en soirée ou à un dîner le cœur fermé. Nous sommes là extérieurement mais intérieurement notre cœur est ailleurs. Coincé dans la joie ou la tristesse, dans l’espérance du moment à venir. La première qualité de la Vierge Marie et de sa cousine Élisabeth, c’est donc d’avoir le cœur ouvert. Ouvert à l’imprévu d’une rencontre inattendue. Depuis des années, Marie et Élisabeth ont leurs sens spirituels en éveil. Elles n’ont pas l’esprit encombré d’huîtres, de foie gras ou de bouteilles de parfum à offrir. 

Ensuite, seconde qualité, elles savent reconnaître que ce petit événement de la vie — un enfant qui bouge dans le sein de sa mère — est le signe d’une grâce bien plus grande. En tant que chrétiens, mes amis, sommes-nous capables de discerner, au-delà des apparences, les signes de Dieu ? Combien de fois ai-je entendu des jeunes me dire : « Mon Père, je me pose la question d’être prêtre mais bon, tant que je n’aurai pas eu de signe évident je n’entrerai pas au séminaire ». J’ai le regret de vous annoncer que si l’on attendait une apparition angélique pour rentrer au séminaire, eh bien nous pourrions mettre la clef sous la porte rapidement et fermer cette église faute de prêtres ! Ne rêvez pas : le Seigneur ne vous envoie jamais de messages par mail ou par Messenger, ou sur un story Instagram !

Une rencontre qui change l’histoire

On pourrait en rester là et relire gentiment l’histoire de Marie et d’Élisabeth comme un joli conte pour enfants qui nous permettrait de tirer une belle morale avant de partir nous occuper de la dinde et du foie gras cette semaine. Mais ce serait passer à côté de l’essentiel.

La prophétie de Michée dans la première lecture n’est pas de ces prophéties qui n’engagent que ceux qui veulent bien y croire. Le récit de la Visitation n’est pas un fait divers anecdotique ou un conte pour enfants. Et pourtant, combien d’hommes n’accordent pas plus de crédit à la Parole de Dieu qu’à une prophétie d’illuminés ou qu’à une fable de conteurs. Frères et sœurs, si le scepticisme nous guette nous aussi à l’écoute de la Parole de Vie, il est temps de retrouver l’esprit de Noël.

Entendons-nous bien. Il n’est nullement question d’un quelconque retour à un esprit d’enfance béat. Mais plutôt de vivre une conversion radicale de nos cœurs et de nos intelligences. Accueillir l’esprit de Noël, c’est toucher à la substance-même des choses, au sens-même de l’Histoire. Car à Noël, dans l’enfant né de la Vierge, c’est la vérité du monde, c’est la vérité de chacune de nos existences qui éclate. À Noël, les prophéties se réalisent. Les temps arrivent à leur plénitude. Dieu fait irruption dans l’Histoire d’une manière inouïe. Dieu, en prenant chair dans le sein de la Vierge Marie, épouse la trame de l’Histoire et de chacune de nos vies. À Noël, c’est l’éternité-même de Dieu qui transfigure à jamais notre histoire.

Qu’on se le redise avec force : l’Annonciation, la Visitation ou encore la Nativité ne sont pas des petites histoires que nos grands-mères aimaient à se raconter en disant leur chapelet. À chaque fois que nous ouvrons la Parole de Dieu, nous touchons à la grande Histoire. L’esprit de Noël doit nous aider à faire le tri entre ce qui relève de la petite et de la grande Histoire. La rencontre entre Marie et Élisabeth a une valeur infiniment plus grande que la mort d’un Oussama Ben Laden ou la poignée de main historique entre un Kim Jong-un et Donald Trump. Aujourd’hui, par la proclamation de l’Évangile de la Visitation, c’est une page de la grande Histoire que nous ouvrons, celle que nous nommons l’Histoire du Salut.

L’Histoire du monde et nos histoires personnelles ne sont déchiffrables que si on les saisit dans le grand mouvement de l’Histoire sainte. Si l’on cherche à évacuer Dieu de l’Histoire, à évacuer Dieu de nos vies ou encore de notre monde contemporain, nous nous condamnons au désespoir. Seul règne alors l’injustice et le mal. 

Frères et sœurs, s’il y a bien un esprit de Noël à retrouver et à cultiver, il n’est pas d’abord à chercher du côté d’une fraternité universelle, mais dans une attention toujours plus vive de la présence de Dieu dans nos vies. Ce Dieu qui a fait sa demeure en Marie habite notre histoire. Avec Marie, Élisabeth et Jean-le-Baptiste, réalisons que Dieu n’est pas une idée lointaine. Éprouvons dans l’épaisseur de nos vies la réalité de l’Incarnation. Si Jésus est vraiment l’Emmanuel, « Dieu avec nous », le Dieu-tout-proche, il faudrait que la proclamation de la Parole de Dieu et chaque messe nous fassent tressaillir de joie au-dedans de nous. La joie est le signe de la présence de Jésus qui nous aime.