La parabole du grand fossé
Notre vie ressemble parfois à une d’Astérix. Précisément « au grand fossé ». Dans cet album, un village dont le nom n’est jamais donné, se trouve divisé en deux camps ennemis, chacun étant mené par son propre leader : Ségrégationnix est le chef du camp droit ; Tournedix, celui du camp gauche. Le village lui-même est coupé en deux par un large fossé. Durant ce conflit, Acidenitrix, conseiller mal intentionné de Ségrégationnix, projette de faire appel aux Romains pour soumettre l’autre moitié du village…
La parabole du grand fossé
Eh bien voilà quasi construite une parabole évangélique sur le pardon. Car dans notre vie, souvent des fossés se créent entre nous. Pour des broutilles ou pour des choses plus lourdes. Pour des paroles en l’air ou pour de vraies blessures. Un fossé se creuse entre nous. Imaginons la situation où Pierre s’embrouille avec Jean, son collègue de travail ou d’études. Un fossé se creuse entre eux et ils ne se parlent plus depuis trois jours. Chaque fois que Pierre pense à Jean et réciproquement, ils ne voient que l’offense qui a été faite. Ils ont comme le nez plongé dans le fossé.
Pour s’en sortir il leur faut un petit mode d’emploi… que je vous partage.
D’abord il faut lever le nez, cesser de regarder l’offense, de la ruminer, d’y revenir en boucle… il faut lever le nez pour regarder l’autre personne. Il faut donc en premier ouvrir son cœur à la détresse de l’autre, accepter de se laisser toucher. Souvent lorsque l’on a été offensé, notre cœur s’est fermé.
Pardonner, c’est ensuite considérer que le lien d’amour entre nous est plus fort que l’offense qui a été faite. Il est plus important de conserver ce lien d’amour, au nom du Christ, au nom de la vie de la famille… et je veux donc d’abord regarder l’autre par amour. Il faut comme enfiler les lunettes de Jésus. Je ne sais pas si elles sont en réalité augmentée comme l’iPhone 11 Pro, mais en tout cas elles mettent en valeur d’abord le fait que l’autre est aimable. Ces lunettes nous aident à regarder d’abord l’autre, de l’autre côté du fossé, et non plus de rester focalisé sur le fossé.
Enfin il me faut poser le pont. Car pardonner, c’est donner « par-dessus ». Pour poser ce pont il faut aller vers l’autre… non pas en oubliant l’offense (le fossé est toujours là) mais en posant un pont par-dessus pour rejoindre l’autre personne. Voilà le sens du pardon. Pardonner ce n’est pas oublier. S’il vous plaît, là-dessus je rencontre trop de personnes qui sont paumées, qui se disent incapables de pardonner… car incapables d’oublier. Mais non ! Mais non ! Pardonner c’est donner son amour par-dessus, à frais nouveau.
Enfin, pardonner, c’est avancer sur le pont pour faire le chemin qui me sépare de l’autre. Car il peut y avoir une manière un peu condescendante ou méprisante de pardonner : « Bon alors, dans ma grande bonté, je te pardonne… ». « Moi je reste sur mon trône de gloire et de justice et dans ma grande bonté, je te pardonne à toi qui n’es pas grand chose… » Ce n’est pas ce que fait le maître de l’Évangile : « saisi de compassion, le maître de ce serviteur le laissa partir et lui remit sa dette »… Je n’attends pas que l’autre fasse un chemin, je fais moi-même la route en premier, je lui tends la main du pardon. Pardonner nous fait donc grandir dans l’humilité.
Le pardon, exigence évangélique
Il ne faut pas se méprendre, la question du pardon n’est pas simplement horizontale, à l’échelle des hommes, elle est aussi quelque chose qui parcourt en réalité toute l’histoire sainte. La loi ancienne offrait déjà : « Œil pour œil, dent pour dent », c’est-à-dire que si tu me voles un bœuf, je te vole un bœuf et l’on est quitte… C’était un coup d’arrêt à la montée de la violence. Mais le Christ va plus loin dans l’Évangile en nous disant : « Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent »… ou encore « Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle reconnaissance méritez-vous ? Même les pécheurs aiment ceux qui les aiment. »… Il faut avouer qu’il nous est tout de même plus facile d’aimer ceux qui nous aiment, et que nous ne sommes pas toujours très enclins à aimer nos ennemis ou à pardonner à ceux qui nous ont causé du tort.
En fait, cette exigence évangélique, Jésus ne se contente pas de l’énoncer, de donner la règle et de faire autrement : toute sa vie est une source de miséricorde pour son entourage. En réalité, c’est le sens-même de la mission du Christ sur la terre : pardonner… nous pardonner nos péchés, nous donner le salut. Et en cela, il vit l’amour des « ennemis ». Sur la croix, il dit : « père, pardonne-leur… ils ne savent pas ce qu’ils font »… Ce « ils », bien sûr, ce sont les acteurs immédiats de la crucifixion, mais plus encore… c’est chacun de nous. En mourant sur la croix, pour nous, Jésus nous montre ce que l’amour et le pardon signifient à leur stade ultime : donner sa vie pour les autres.
La grâce de la confession
Et c’est pourquoi en plus de vivre la grâce du pardon avec notre entourage visible, il nous faut aussi regarder du côté du ciel. Il me semble que ce serait passer à côté que de considérer que l’Évangile d’aujourd’hui ne parle que des relations entre nous… comme une bonne sagesse pour que tout se passe bien dans la paroisse, en famille ou en entreprise.
En réalité, ce débiteur de soixante millions de pièces a un nom… c’est nous ! Vous, moi, les plus jeunes ou les plus âgés. Chacun d’entre nous, à cause du péché, est débiteur vis-à-vis de Dieu, du Maître véritable. Considérons cela d’un peu plus près : Dieu nous crée par amour, il nous envoie son fils pour nous sauver, et demande qu’on l’aime en retour… et nous, bah il faut quand même avouer qu’on galère un peu… qu’on a bien du mal à être fidèles à cet amour infini de Dieu.
Mais comme il est bon, le Seigneur nous offre un endroit où à coup sûr il est saisi de compassion. C’est le sacrement du pardon, la confession. Je crois qu’il faut souvent nous le redire : rien n’est trop grand, pas même soixante millions de pièces, pour le Maître véritable ! Un prêtre, lorsque j’étais ado, me disait souvent : « Si ton cœur t’accuse, sache que Dieu est plus grand que ton cœur ».
Ici, à Saint Sulpice, vous ne le savez peut-être pas, mais on peut se confesser tous les jours presque toute la journée de 9h30 à 19h. C’est une chance immense que la confession. Parfois des gens me disent : « Mais mon Père, à quoi bon me confesser ? J’aime tout le monde, et j’ai pas tué ma grand-mère »… Pourtant à y regarder de près, nous avons tant de mal à nous aimer en vérité. À vivre vraiment la charité et la bienveillance (qui n’a jamais regardé l’autre avec un préjugé ?), à vivre la délicatesse dans nos paroles (qui ne s’est jamais énervé ?) ou dans les actes. Qui n’a jamais manqué de patience ou de chasteté, de justice ou de vérité ? L’objectif ici n’est pas de savoir si nous sommes pécheurs ou si nous ne le sommes pas… J’ai un scoop : vous l’êtes, je le suis, nous le sommes. Même les plus grands saints sont pécheurs… Seulement, le chemin de notre sainteté passe par ce si beau sacrement de la confession. Et en ce soir nous pouvons nous demander : « depuis combien de temps est-ce que je ne me suis pas confessé pour recevoir de Dieu : son pardon et sa force ? » Je le redisais cet été aux étudiants que j’accompagnais en pèlerinage : la confession pour un chrétien, c’est une fois par mois… et c’est ainsi que l’on grandit vraiment dans l’amour de Dieu.
Le maître véritable du pardon, frères et sœurs bien aimés, n’est pas Astérix qui réconcilie les deux clans d’un village, mais le Seigneur lui-même. Par le sacrement de la réconciliation, il nous permet d’expérimenter nous-mêmes le pardon reçu, et veut nous donner la force de pardonner : en regardant le cœur de l’autre, en détournant le regard de l’offense et en donnant à frais nouveau notre amour. Pardonner, c’est donner par-dessus. Puissions-nous le croire vraiment.