Tous dans le même bateau

Nous voici en 1912. Vous vous apprêtez à embarquer pour une aventure que vous n’êtes pas prêts d’oublier. Il s’agit du voyage de l’année que tous annoncent comme exceptionnel. Car vous avez choisi de travailler sur le plus beau paquebot du monde… Vous avez été embauchés comme Vigie et vous côtoyez les grands noms de l’époque. Sur le même bateau, selon la légende cinématographique, vous allez côtoyer l’idylle de Jack, le vagabond embarqué à la dernière minute et Rose, la passagère de première classe si triste dans sa vie… Vous avez été embauché au poste de Vigie… car c’est bien connu dans l’Atlantique Nord en ce printemps 1912, il y a des icebergs à la dérive. Et au soir de dimanche 14 avril vous voilà en train de crier bien fort « Iceberg droit devant »… Vous l’avez compris, vous avez embarqué sur le … Titanic ! Nous voilà donc tous dans le même bateau…

La conscience du salut des autres
C’est exactement ce que Jésus nous dit ce dimanche. Il nous dit bien qu’on se ne sauve pas tout seul, que l’on n’est pas chrétien tout seul. La vie chrétienne n’est pas une aventure individuelle où chacun tisserait son petit bout de relation avec son petit Jésus à lui. Car notre vie chrétienne n’est pas une solitude. Dans notre société, nous avons tous plus ou moins tendance à nous prendre pour le seul point de référence, y compris dans la vie spirituelle. Que de fois j’entends : « Ah mon père, vous savez, c’est son choix… il faut bien qu’il fasse ses expériences… », ou encore : « Mon père, non mais mes collègues de travail ne vont plus à la messe mais après tout tant que personne m’empêche d’aller écouter l’orgue à Saint Sulpice… ce n’est pas grave »…Nous sommes tous dans le même bateau. Et le responsable de la vigie du Titanic a sans doute manqué à son devoir en ne prévenant pas assez vite du danger.
Les grands saints de la tradition de l’Église, eux, avaient grandement conscience que nous sommes tous responsables les uns des autres devant le Christ. Saint Dominique avait pour slogan ou, devrais-je dire, pour cri : « Mon Dieu, ma miséricorde, que vont devenir les pécheurs ? ». Saint François-Xavier qui s’inquiétait de voir tant d’âmes se perdre car ils ne connaissent pas Jésus ou bien parce qu’ils ne vivaient pas de l’Évangile. Ce dimanche Jésus nous invite à avoir cette même attention : tu es responsable de ton frère, ton voisin de palier, ton collègue de travail, le petit scout de ta patrouille, ton ami, ta copine…

La correction fraternelle

Nous devons bien reconnaître qu’il est facile de nous indigner, de nous scandaliser, de reprocher et de répandre aux quatre vents les fautes du prochain. « Madame bidule… Ah vraiment, elle est blessante avec madame untel », « Vraiment l’autre jour Paul a été exaspérant avec Marie à l’afterwork de Saint Sulpice ». Mais il nous est difficile d’aller voir notre frère, en frère, pour le corriger selon la méthode et l’esprit que Jésus nous propose dans l’Évangile. On se dit : « ce n’est pas à moi de lui dire »… ou encore : « je ne veux pas de problèmes ». Ou bien : « après tout, vivons tranquilles, vivons cachés ». C’est d’ailleurs en somme ce que dit Caïn après avoir tué son frère dans la Genèse : « Suis-je le gardien de mon frère ? ». Jésus nous répond dans l’Évangile : « Oui ! » Et il nous donne le
chemin à suivre pour aimer d’un amour véritable : la vigilance et la correction fraternelle.

Je crois que le mot le plus important, c’est « fraternel ». Cela veut dire qu’elle implique une certaine égalité. Jésus ne nous demande pas d’être des redresseurs de tord. Vous avez ces élèves qui se prennent pour le professeur et qui corrigent vertement leur aîné en public pour se mettre sur un piédestal : « Moi je sais… et toi, tu ne sais pas »… Certainement pas. Être frère c’est avoir conscience que je ne suis pas parfait, que je peux moi-même tomber, qu’à mon tour j’aurai besoin d’être corrigé à un moment ou à un autre. Je reste humble sur ce chemin car je sais qu’il me faut beaucoup regarder la poutre qui est dans mon œil plutôt que de regarder la paille dans celui de mon voisin.
Fraternel veut dire aussi un certain lien avec l’autre. Nous sommes tous les deux les passagers d’un même bateau : si l’un flanche, l’autre flanchera aussi. Accéder au ciel, ce n’est pas passer le concours de l’ENA, ou devenir docteur en médecin… car « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité ». Il y a donc une véritable solidarité mutuelle.
Dans l’Évangile, Jésus s’attaque beaucoup aux pharisiens précisément car ils ne se préoccupent que de leur petites affaires personnelles et qu’ils oublient le bien et le salut des autres.
Alors concrètement comment faire ?
Il nous faut d’abord cultiver la douceur. Souvent nous voulons faire une remarque parce que quelque chose nous agace. Par exemple au bureau Thomas ne range jamais sa tasse de café… et cela énerve profondément Capucine… tant que Capucine sera enervé, et sera sous l’emprise de la colère, elle ne dira rien de constructif à Thomas. La correction fraternelle exige en effet d’abord la douceur. Et Jésus dans l’Évangile nous le montre bien, il nous dit : « Si ton frère a commis un péché, va lui parler seul à seul et montre-lui sa faute. S’il t’écoute, tu auras gagné ton frère ». Il ne nous dit pas : « pends-le haut et cours jusqu’à ce qu’il ait expié toute sa faute… » Dans l’Évangile Jésus nous le montre, prenez la samaritaine au moment de sa rencontre avec Jésus elle n’a pas une vie au top… et pourtant Jésus la fait avancer avec douceur.

Il faut vouloir faire grandir l’autre. Quand je fais une remarque à quelqu’un, que ce ne soit pas pour satisfaire ma propre personne, mais que ce soit plutôt pour faire en sorte que l’autre soit meilleur. Et en cela, le ton est très important, il n’est pas pareil de dire à propos d’une même chose : « Tu es mauvais là-dessus » ou « Je pense que si tu faisais cela, tu pourrais avancer ». En fait ce que Jésus nous propose c’est de nous unir à l’autre pour l’aider à avancer.


L’amitié véritable
Je crois que l’enjeu de cet Évangile c’est tout simplement l’amitié véritable. Souvent je remarque que les jeunes sont paumés dans la distinction entre pote, copain, ami, frère… Je crois qu’un ami, c’est précisément celui qui peut venir vers moi en me disant : « Je te dis que tu déconnes… tu vois là dans ton travail, tu n’as pas une bonne attitude vis-à-vis de untel ». L’amitié véritable est exigeante, c’est une exigence mutuelle car je veux le vrai bien de l’autre : je veux que l’autre devienne meilleur, je veux qu’il soit un meilleur scout, un meilleur parent, un meilleur chrétien. L’amitié c’est cette qualité de relation où mutuellement l’on peut s’aider à grandir avec douceur, bienveillance et exigence. Le livre du Siracide dans la Bible en parle de manière magnifique, d’une manière qui peut nous parler à tout âge : « Un ami fidèle est un refuge assuré, celui qui en trouve un a trouvé un trésor. Un ami fidèle n’a pas de prix,sa valeur est inestimable. Un ami fidèle est un élixir de vie que découvriront ceux qui craignent le Seigneur. Celui qui craint le Seigneur orientera bien ses amitiés, car son compagnon lui ressemblera. »

Puissions-nous, en ce dimanche, prendre conscience d’abord que nous sommes tous responsables du salut de nos frères, et demander ensuite au Seigneur la grâce de vivre ensemble, dans la paroisse, dans la famille, ainsi que des amitiés exigeantes qui nous aident à grandir dans la sainteté !